Mythes sionistes : Hébreux ou Juifs ? (Moshé Machover)
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Permettez-moi de commencer par une affirmation qui devrait être généralement acceptée aujourd’hui : les Juifs du monde entier ne constituent pas une nation dans le sens moderne du terme.
L’unique caractéristique commune à tous les Juifs est le judaïsme, la religion juive, codifiée dans la langue hébraïque-cum-araméen de ses textes sacrés et de sa liturgie. La seule manière pour qu’un non-juif – une personne dont la mère n’est pas juive – puisse devenir Juif c’est par la conversion religieuse et un Juif qui se convertit à une autre religion n’est dès lors plus considéré comme Juif (excepté pour les racistes, qui croient en la fausse doctrine de la race).
Il existe bien entendu une identité juive laïque ; autrement dit, il y a des personnes qui ne pratiquent pas la religion juive ou qui ne croient pas en leur dieu mais qui se considèrent, et sont considérés par d’autres, comme Juifs. Mais, en dehors d’Israël – je reviendrai sur cette exception significative plus tard – l’identité juive séculaire tend à disparaître après deux ou trois générations ; normalement elle ne se réfère plus à des personnes qui ne pratiquent pas le judaïsme et dont aucun des parents ou grands parents ne l’ont pratiqué.
Bien entendu, certaines communautés juives ont, ou ont eu, des attributs culturels ou sociaux séculaires communs, comme un langage quotidien commun, une littérature dans cette langue et une tradition musicale distinctive. Mais ces attributs diffèrent entre les multiples communautés en question. Les Juifs ashkénazes parlent le yiddish (un dialecte allemand), les Juifs séfarades le ladino (judéo-espagnol) et les Juifs irakiens le judéo-arabe.
Le fait que les Juifs ne constituent pas une seule nation ou un « peuple » a été popularisé par le livre de Shlomo Sand, « Comment le peuple juif fut inventé » [1]. En réalité, dans son livre Sand ne prétend pas dévoiler des découvertes originales ou nouvelles, il ne fait que rassembler ce qui était déjà assez bien connu mais pas aussi largement reconnu.
De fait, les anti-sionistes défendent depuis bien longtemps l’affirmation que les Juifs ne constituent pas une nation dans le sens moderne du terme (c’est-à-dire dans son sens habituel depuis la Révolution française) [2]. Il s’agit simplement de démontrer la fausse idée promue par l’idéologie sioniste : le mythe selon lequel les Juifs du monde entier sont une nation ancienne, exilée par la force de leur ancienne patrie, la terre d’Israël, qui leur est « revenu » grâce au projet sioniste de « fondre les diasporas en un seul creuset ».
Cependant, ce mythe sioniste a un certain degré de vraisemblance, puisqu’il se base en partie sur des faits, mais au prix d’une généralisation fallacieuse d’une réalité particulière. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les ashkénazes de langue yiddish dans l’empire russe et dans sa périphérie immédiate constituaient effectivement une nation, ou une quasi-nation, avec leur propre langue yiddish, une culture vibrante, une littérature séculaire, une musique et (à la fin de ce siècle) une classe ouvrière organisée, dirigée par le Bund juif. Les bundistes n’eurent pas à inventer une nouvelle culture yiddish, ils l’ont simplement dotée d’un contenu prolétarien. Ce groupe quasi-national n’embrassait évidement pas la totalité des Juifs du monde, mais il constituait une majorité considérable parmi eux. [3]
Le Bund, la plus importante des organisations des travailleurs juifs dans l’empire russe, s’est constitué en 1897.
Un an plus tard, quand il a aidé à fonder le Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie (POSDR), il a demandé le droit (qui lui fut initialement reconnu) de se constituer en section nationale autonome au sein du nouveau parti. En 1903, au second congrès du POSDR, la fraction majoritaire (bolchévique), dirigée par Lénine, révoqua ce droit et le Bund fit scission du parti (qu’il réintégra en 1906 au 6e congrès dans lequel la fraction bolchévique fut minoritaire). Parmi les arguments de Lénine figurait l’affirmation que les Juifs n’étaient pas une nation. En soutien à cette affirmation, il cita « l’un des théoriciens marxistes les plus éminents », Karl Kautsky, ainsi que le Juif radical anti-sioniste français, Alfred Naquet [4].
Cependant, les arguments de Lénine sur ce point particulier sont un peu hors de propos. Kautsky et Naquet soutenaient en effet que la totalité des Juifs ne sont pas une nation. Mais le Bund n’avait pas besoin d’une vision aussi générale et effectivement fausse. Il ne faisait pas référence aux Juifs du monde entier mais seulement aux travailleurs juifs dans l’empire russe, comme son nom complet l’indiquait : Fédération (Bund) Générale des Travailleurs Juifs de Lituanie, Pologne et Russie. Kautsky et Naquet basaient leur négation de la nation juive sur l’observation que les Juifs du monde n’avaient pas de langue commune et n’étaient pas territorialement localisés. Mais les Juifs du Bund avaient leur propre langue, le yiddish. Et s’ils ne constituaient pas la majorité de la population sur un seul territoire continu, ils ne se différenciaient pas dans ce sens de certains autres groupes nationaux dans la mosaïque des peuples de l’Europe orientale, où la nation tend principalement à être une catégorie linguistique-culturelle.
D’autre part, ceux qui parlaient yiddish constituaient une forte proportion de la population dans un grand nombre de villages et de villes, majoritairement situés dans la partie occidentale de l’empire russe. Ainsi en rendit compte le recensement impérial russe de 1897. Il convient de souligner que la catégorie « nationalité » des tableaux du recensement reposait sur la langue maternelle déclarée par les personnes recensées. Le recensement enregistra un peu plus de 5 millions de personnes parlant le yiddish, ce qui représentait près de 4% de la population totale. Le recensement classait également les personnes recensées par leur religion et, selon cette classification, les Juifs représentaient 4,15% du total, probablement du fait que certains Juifs avaient été linguistiquement assimilés [5].
Voyons le pourcentage de Juifs dans la population de certaines villes [6] :
Łódź : 31%
Varsovie : 34%
Kovno (Kaunas) : 36%
Odessa : 37%
Vilna (Vilnius) : 41%
Kishinev (Chisinau) : 43%
Moghilev : 52%
Vitebsk : 52%
Minsk : 52%
Pinsk : 74%
Il est fort possible que les Juifs qui vivaient dans ces zones interagissaient principalement avec des membres de leur propre communauté et dans leur propre langue. Il n’est donc pas surprenant que bon nombre d’entre eux se considéraient eux-mêmes, et étaient amplement considérés par les autres, comme un groupe national. De fait, en dépit de l’opinion contraire de Lénine, les Juifs dans l’URSS furent classifiés comme un groupe national et il fut officiellement enregistré comme tel dans la catégorie « nationalité » du document d’identité que chaque citoyen soviétique devait porter sur lui.
Bien sûr, cette quasi-nation n’existe plus aujourd’hui ; la majeure partie d’entre elle périt dans le génocide nazi et le reste c’est en grande mesure dispersé. Mais une majorité considérable des Juifs d’aujourd’hui dans le monde sont leurs descendants et ils portent encore dans leur mémoire collective une sensation persistante d’identité nationale qui, bien qu’elle ne repose déjà plus sur une réalité actuelle, a eu une base réelle dans un passé pas si éloigné que cela.
Tandis que de nombreux Juifs qui vivaient, ou avaient récemment émigrés d’Europe orientale après 1900, avaient fini par considérer la judéité comme une catégorie nationale, les membres des communautés juives établies depuis longtemps en Europe occidentale et aux Etats-Unis ne voyaient généralement les choses de la même manière, du fait de leur expérience très différente. Ils partageaient la langue quotidienne et la culture séculière de leurs compatriotes non-juifs. Et, à la différence de leur coreligionnaires d’Europe orientale, dans la majorité des pays occidentaux ils avaient gagné une égalité légale. Les Juifs des Etats-Unis avaient l’égalité des droits depuis 1789 et la Révolution française émancipa les Juifs en 1791. Cette égalité juridique s’étendit à d’autres pays d’Europe occidentale du XIXe siècle (Napoléon émancipa les Juifs des pays conquis). Au Royaume-Uni, le processus fut – comme on pouvait s’y attendre – graduel et les Juifs n’obtinrent la pleine égalité juridique que relativement tard, dans le cadre du projet de Loi du Serment de 1858 (« Oath Bill »). [7]
L’accord conclu dans la France révolutionnaire de 1791 indiquait que les Juifs devenaient des citoyens français de plein droit en tant que membres de la nation française. Bien entendu, ils étaient parfaitement libres de pratiquer une religion différente de celle de la majorité. Ce type d’accord fut reproduit ailleurs – et il constituait un grand acquis, que ses bénéficiaires ne voulaient pas perdre. Pour la majorité d’entre eux, l’idée propagée par les antisémites comme par les sionistes d’une nation juive indépendante au niveau mondial constituait un anathème.
J’ai parlé plus haut la polémique de Lénine où il invoquait Alfred Naquet contre le Bund. Voici une citation significative de l’article de Lénine :
« Un Juif français, le radical Alfred Naquet, dit pratiquement la même chose (que Kautsky – MM), presque mot pour mot, dans sa controverse avec les antisémites et les sionistes [8] ; ‘Si cela fait plaisir à Bernard Lazare’, écrit-il du célèbre sioniste, ‘de se considérer citoyen d’une nation indépendante, c’est son problème, mais je déclare qu’en dépit du fait d’être né Juif (…) je ne reconnais pas la nationalité juive (…) Je n’appartiens à aucune autre nation que la française (…). Les Juifs sont-ils une nation ? Malgré le fait qu’ils en constituèrent une dans le passé, ma réponse est un non catégorique. « Le concept de nation implique certaines conditions qui n’existent pas dans ce cas. Une nation doit avoir un territoire dans lequel elle se développe et, à notre époque, du moins jusqu’à ce qu’une confédération mondiale s’étende partout, une nation doit avoir une langue commune. Mais les Juifs n’ont plus ni territoire ni langue communes (…). Tout comme moi, Bernard Lazare ne connaît probablement pas un seul mot en hébreux (…). Les Juifs allemand et français sont très différents des Juifs polonais et russes. Les traits caractéristiques des Juifs n’ont rien à voir avec l’empreinte de la nationalité. Si l’on permettait aux Juifs de les reconnaître en tant que nation, comme le fait Drumont, ce serait une nation artificielle. Le Juif moderne est le produit de la sélection naturelle à laquelle ces ancêtres furent soumis pendant près de 18 siècles. »
Ces arguments furent répétés un an plus tard par les principaux membres de la communauté juive établie en Grande-Bretagne à l’encontre du dirigeant sioniste, Chaïm Weizmann. Weizmann – qui fut plus tard le premier président d’Israël – était né en 1874 près de Pinsk (une ville où les Juifs représentaient près des trois quarts de la population totale, comme on l’a vu). Depuis 1904, il était professeur de chimie à l’Université de Manchester, où il inventa un processus industriel pour la production de l’acétone – un apport crucial pour la fabrication d’explosifs comme la cordite, qui joua un rôle important dans la Première Guerre Mondiale. Pendant la guerre, il fit activement pression sur le gouvernement britannique en faveur d’une Charte permettant la colonisation sioniste de la Palestine sous protectorat britannique. Cette Charte fut finalement concédée le 2 novembre 1917, on la connaît sous le nom de Déclaration Balfour et elle fut littéralement incluse dans le texte du mandat octroyé par la Société des Nations à la Grande Bretagne sur la Palestine en juin 1922.
Lorsque Lucien Wolf, journaliste distingué et membre éminent du Comité conjoint des relations étrangères des Juifs britannique prit connaissance du projet de Weizmann, il écrit une lettre exprimant ses préoccupation à James de Rothschild, le 31 août 1916 :
« Cher Monsieur James de Rothschild,
« A la fin de la conférence avec le Dr. Weizmann, le 17 courant, on m’a demandé d’écrire une lettre qui définit mon point de vue (…). J’ai réfléchi avec beaucoup de soin aux diverses déclarations que m’a faites le Dr. Weizmann, et, avec la meilleure volonté du monde, je crains devoir dire qu’il existe des différences fondamentales et irréconciliables de principes et de méthodes entre nous.
« La question de principe est posée par l’affirmation de la nationalité juive par le Dr. Weizmann. Cette affirmation doit être vue à la lumière de l’important essai sur « Le sionisme et l’avenir juif », récemment publié par M. Sacher, en outre des écrits du propre Dr. Weizmann. Ce que je comprends de ces textes, c’est que les sionistes ne se limitent pas à proposer la formation et l’établissement d’une nationalité juive en Palestine, mais qu’ils croient que tous les Juifs forment au moment actuel une nationalité indépendante et dépossédée, pour laquelle il est nécessaire de trouver un centre politique organique parce qu’ils sont et seront toujours des étrangers dans les terres où ils meurent aujourd’hui (Weizmann, p.6), et, surtout, parce que c’est une « auto-illusion absolue » de croire que n’importe quel Juif peut être à la fois « Anglais par sa nationalité et Juif par sa foi » (Gaster, pp. 92-93).
« J’ai passé la majeure partie de ma vie à lutter contre ces mêmes doctrines, quand elles se sont présentées sous forme d’antisémitisme, et je ne peux que les considérer comme étant encore plus dangereuses quand elles viennent sous la forme du sionisme. Elles constituent une capitulation face à nos ennemis et n’ont absolument aucune justification dans l’histoire, ethnologie ou les faits de la vie quotidienne. Et si d’aventure elles seraient admises par le peuple juif dans son ensemble, le seul résultat serait que la terrible situation de nos coreligionnaire en Russie et en Roumanie deviendrait le destin commun des Juifs du monde entier » [9].
Et le 24 mai 1917, quand les négociations qui allaient se concrétiser dans la Déclaration Balfour étaient à un stade avancé, Alexandre et Claude Montefiori, respectivement présidents du Conseil des Députés des Juifs britanniques et de l’Association anglo-juive, écrivirent une lettre au journal « The Time » au nom du Comité Conjoint des deux organismes, en protestation contre les mensonges et les périls du sionisme politique. Souscrivant à la position de Lucien Wolf, les deux auteurs affirmaient ensuite que « l’établissement d’une nationalité juive en Palestine, basée sur l’absence d’un foyer juif, aurait comme effet dans le monde entier que les Juifs seraient alors considérés comme des étrangers dans leurs propres pays d’origine et cela minerait leur position si chèrement acquise en tant que citoyens nationaux de ces terres ».
Ils soulignaient également que les théories du sionisme politique minaient la base religieuse de la communauté juive et qu’en conséquence sa seule alternative serait une « nationalité juive séculière reposant sur le principe ambigu et obscur de la race et de la particularité ethnographique ».
Et ils poursuivaient :
« Mais cela n’aurait rien de juif dans le sens spirituel, et son établissement en Palestine serait la négation de tous les idéaux et espoirs pour lesquels la survie de la vie juive dans ce pays reçoit l’admiration de la conscience juive et la sympathie juive. Pour ces motifs, le Comité Conjoint de la Junte des Députés et de l’Association anglo-juive désapprouve sérieusement les propositions nationales des sionistes.
« La seconde partie du programme sioniste qui a suscité l’opposition du Comité Conjoint est la proposition d’octroyer aux colons juifs (en Palestine) certains droits spéciaux qui excèdent ceux dont jouissent le reste de la population (…). Dans tous les pays où vivent des Juifs, le principe de l’égalité des droits pour toutes les communautés religieuses est vital pour eux. S’ils donnent l’exemple en Palestine d’ignorer ce principe, ils se condamneraient eux-mêmes à subir l’accusation de ne le défendre que pour des raisons purement égoïstes. Dans les pays où ils luttent encore pour l’égalité des droits, ce combat serait irrémédiablement compromis (…). La proposition est d’autant plus inadmissible parce que les Juifs sont, et seront probablement toujours, une minorité de la population de Palestine et il est possible qu’ils se rerouveraient plongés dans d’amères disputes avec leurs voisins d’autres races et religions, ce qui retarderait sérieusement leur progrès et aurait un écho lamentable en Orient ». [10]
A mesure que la colonisation sioniste de la Palestine a avancé – à partir de la première aliyah (immigration juive) de 1882 à 1903 et la seconde aliyah de 1904 à 1914, et ensuite, après la Première guerre mondiale, prenant son envol sous la protection britannique – une nouvelle nation de colons hébreux s’est formée dans ce pays.
Il n’y a rien d’exceptionnel à cela. En règle générale, la colonisation, quand l’économie des colons ne dépendait pas de la force de travail indigène, à conduit à la formation de nouvelles nations de colons ; il suffit de penser, par exemple, à l’Amérique du Nord ou à l’Australie. L’unique caractéristique exceptionnelle de la nation des colons hébreux est que l’idéologie sioniste nie le fait qu’elle constitue une nationalité distincte. Comme on l’a vu, selon cette idéologie, les colons ne sont qu’une partie d’une nation juive préexistante qui embrasse tous les Juifs du monde. Pour cette raison, la conscience d’elle-même de cette nation est schizophrénique. Sur le plan quotidien informel, les personnes qui ne sont pas juives selon la définition rabbinique, mais qui sont socialement et culturellement intégrées dans la société hébreuse, sont considérées – du moins par les hébreux laïcs – comme faisant partie de cette nouvelle nation. Mais selon l’idéologie dominante, ils ne peuvent être acceptés comme tels [11]. En tenant compte des distinctions faites par Marx quant aux différents sens du terme « classe », la nation hébreuse est une nation « an sich » (en soi), mais pas très « für sich » (pour soi).
Ironiquement, l’idéologie nationaliste palestinienne bourgeoise et petite-bourgeoise reflète cette position de son opposant sioniste en niant l’existence d’une nouvelle nation hébreuse. Elle considère qu’il est difficile de parvenir à un accord sur l’existence de cette nation et préfère la conceptualiser comme une communauté religieuse juive, similaire en nature (bien que plus importante) des minorités juives qui ont existé pendant des siècles dans le monde arabe et qui étaient, de fait, des communautés essentiellement religieuses. Cette conception est codifiée dans la formule « une Palestine laïque et démocratique dans laquelle Chrétiens, Juifs et Musulmans vivent en égalité et sans discrimination d’aucune sorte », qui est leur revendication pour la résolution du conflit israélo-palestinien. [12]
Cependant, si on est disposé à regarder plus loin que ces idéologies, toute personne familiarisée avec les réalités sur le terrain parviendra à la conclusion qu’une nouvelle nation hébreuse s’est formée. Les premiers à le faire furent les Jeunes Hébreux (plus connus comme les « Cananéens », comme les appelaient péjorativement les sionistes qui considéraient, non sans raison, leurs points de vue comme hérétique). Ce groupe d’artistes et d’écrivain a formé en 1939 une Commission pour la Consolidation de la Jeunesse Hébreuse. En dépit du fait que leur nationalisme hébreu de droit a trouvé peu d’écho politique, le groupe a eu une grande influence dans l’art et la littérature hébreux modernes. [13]
Les Jeunes Hébreux ne furent pas les premiers à désigner la communauté de colons en Palestine en tant qu’ « Hébreux ». Le terme avait été, de fait, communément utilisé par les sionistes pour se désigner eux-mêmes parce, bien qu’ils se refusaient à accepter que cette communauté soit une nouvelle nation distincte, ils étaient par contre disposés à reconnaître sa singularité et nouveauté, mais comme faisant partie de la prétendue nation juive dans le monde entier. Permettez-moi de donner quelques exemples de cet usage.
On sait qu’avant 1948, la communauté des colons en Palestine était connue sous le vocable de « Yishuv ». Mais, de fait, le terme complet utilisé à l’époque était de « Yishuv Hebrea » (ou, de manière moins courante, « la nouvelle Yishuv ») – à la différence de la « vielle Yishuv », la communauté juive pré-sioniste en Terre Sainte. La première organisation féministe sioniste en Palestine, fondée en 1919, s’appelait l’Union des Femmes Hébreuses pour l’Egalité des Droits en Eretz Israël [14]. La notoire campagne sioniste destiné à exclure les travailleurs arabes des postes de travail dans l’économie des colons fut menée à bien sous le slogan « Le travail aux Hébreux ! » Et je me souviens que, étant enfant, grandissant à Tel Aviv pendant la rupture entre le mouvement sioniste et le gouvernement britannique, j’ai vu des manifestations sionistes massives dans lesquelles les principaux mots d’ordre étaient « Aliah hofshit » (immigration juive gratuite) et « Medinah Ivrit » (Etat héreux).
L’utilisation du terme est particulièrement importante dans un texte essentiellement sioniste, la Déclaration d’Indépendance d’Israël, promulguée le 14 mai 1948. Dans ses deux références à la communauté des colons, le texte hébreu de ce document utilise le terme « Yishuv Hebrea » : « Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Yishuv Hebrea de ce pays à contribué de toute ses forces à la lutte pour les libertés, en faveur des nations aimant la paix et contre l’iniquité nazie et, par le sang de ses soldats et l’effort de guerre, elle a gagné le droit à faire partie des pays qui ont fondé les Nations Unies (…). En accord avec cela, les membres du Conseil du Peuple, représentants de la Yishuv Hebrea et du mouvement sioniste (…) proclament l’établissement d’un Etat juif en Eretz Israël, qui sera connu comme l’Etat d’Israël ». Encore plus significatif, dans la traduction officielle anglaise du document, réalisée par le ministre des affaires étrangères d’Israël, le terme « Yishuv Hebrea » est faussement traduit par « la communauté juive » [15].
Cette falsification dans un document clé n’est pas accidentelle. Depuis 1948, les sionistes ont été sans cesse plus réticents à utiliser le terme « hébreux » pour se référer aux dénommés « juifs d’Israël » et ont préféré ces derniers termes. Ce glissement terminologique a un objectif idéologique, politique et propagandiste bien défini. On sait qu’Is- raël se définit officiellement en tant qu’ « Etat juif et démocratique », tel que consacré dans la législation institution- nelle approuvée par la Knesset [16]. Cependant, la majorité des gens ne sont pas pleinement conscients de l’im- portance de cette formule. Il est largement reconnu par ses critiques qu’Israël privilégie ses citoyens définis officiel- lement comme Juifs et relègue les citoyens arabes palestiniens – plus ou moins un cinquième de sa population – à un statut inférieur. Cela est parfaitement exact mais ce n’est qu’une partie de la réalité. Ce que la formule implique, c’est qu’Israël est un Etat de toute la « nation » juive : non seulement de ses propres citoyens juifs, mais de tous les Juifs partout dans le monde.
Pour éviter toute ambiguïté, le gouvernement israélien veut promulger aujourd’hui une loi fondamentale qui déclare Israël en tant qu’ « Etat-nation du peuple juif » [17]. D’autre part, les politiciens israéliens de haut niveau ont clairement fait savoir que tout accord entre Israël et les Palestiniens doit avoir comme base l’acceptation de cette formule. Ainsi, Ron Prossor, ambassadeur d’Israël à l’ONU, a affirmé le 26 avril 2013 que la « paix doit reposer sur la claire reconnaissance du fait qu’Israël est l’Etat-nation du peuple juif » [18].
Selon cette formule, Israël serait officiellement non seulement l’Etat de Benjamin Netanyahu, mais aussi celui de Ed Miliband et Michael Howard, Noam Chomsky et Norman Finkelstein, ainsi que d’Alan Dershowitz. Il est évident que pour promouvoir cette impressionnante prétention, il est nécessaire de réprimer l’identité hébreuse, de supprimer toute référence à elle et d’effacer la distinction entre cette dernière et le judaïsme en général. Cette stratégie politique et idéologique n’est absolument pas nouvelle. Dans l’édition de mai 1967 de la revue Matzpen – avant la guerre de juin – j’avais publié un article intitulé « Nouvelles prémisses pour une conclusion fausse », dont la traduction anglaise est incluse dans mon livre [19]. Il s’agissait d’une polémique contre le leader sioniste, historien et idéologue, Yigal Elam, qui proposait exactement cette stratégie :
« Le noyau du sionisme [selon Elam] est ‘le lien de l’Etat d’Israël avec le peuple juif (…) seul ce lien offre à l’Etat d’Israël un sens et une raison d’être et ce n’est qu’à partir de cette relation qu’il s’est développé et qu’il peut exister et se soutenir soi-même dans la conscience du monde. Israël est un Etat sioniste parce qu’il n’est pas un instrument politique de ses habitants, mais bien de tous les Juifs du monde, et les Juifs du monde doivent agir en faveur d’Israël ». Par consé- quent, il proposait de donner une expression officielle, constitutionnelle et institutionnelle au caractère sioniste de l’Etat d’Israël :
« L’Etat d’Israël sera accepté en tant que projet politique du peuple juif, dans le cadre de la responsabilité des Juifs partout où ils se trouvent. Cela signifie que la responsabilité de l’Etat d’Israël et de tout ce qui se passe en lui ne se limite pas aux citoyens qui vivent à l’intérieur de ses frontières. Les Israéliens doivent faire valoir cette question dans leur Constitution et lui donner une expression institutionnelle immédiate ».
Dans le but de garantir « le lien permanent entre le peuple juif et l’Etat d’Israël » ; Elam proposait les deux institutions suivantes
a) une constitution écrite qui proclamerait la relation entre l’Etat d’Israël et le peuple juif,
b) un Sénat dans lequel les Juifs de la diaspora seraient représentés et qui agirait de concert avec la Knesset, avec droit de véto ou de retarder la législation qui serait contraire à la constitution de l’Etat d’Israël ou de l’opinion publique juive dans le monde.
Face à l’objection qu’il serait inacceptable que la destinée d’un pays soit décidée par ceux qui vivent à l’étranger, Elam avait une réponse préparée à l’avance : il n’y a rien de nouveau à cela, c’est précisément ce que le sionisme avait toujours pratiqué. De fait, la colonisation de la Palestine fut menée à bien sans consulter ses habitants : l’existence même de l’Etat sioniste repose depuis le début sur la prémisse que la destinée de la Palestine ne doit pas être déterminée par ses habitants mais bien par tout le peuple juif.
Les antécédents à cette proposition de stratégie fut la crise du sionisme de la période précédent la guerre de juin 1967 : l’immigration juive s’était réduite à un goutte à goutte et les dirigeants sionistes étaient préoccupés par le fait qu’à long terme, la petite taille d’Israël finirait par rompre à son désavantage le rapport de force avec le monde arabe.
Après la guerre de 1967, Israël a considérablement élargi sa domination territoriale et a obtenu une grande affluence d’immigrants juifs de l’ex-Union soviétique et d’Ethiopie. Mais elle occupe aujourd’hui une population arabe pales- tinienne plus ou moins aussi nombreuse que les citoyens hébreux et les sources potentielles d’une nouvelle immi- gration juive semblent être épuisées. Ainsi, l’anxiété à long terme vis-à-vis d’un retournement de cet équilibre favorable constitue toujours une obsession des stratèges sionistes.
Dans certains cercles progressistes de la diaspora juive il y a des tentatives de promouvoir une identité juive alternative – séculière et non-sioniste et, dans certains cas, délibérément anti-sioniste. Je suppose que cela est en partie motivé par la nostalgie de la tradition progressiste et prolétarienne qui fut exterminée avec les Juifs d’Europe orientale, et en partie par l’indignation face à la prétention d’Israël de parler et d’agir au nom de tous les Juifs et par conséquent de les impliquer dans ses atrocités.
Ce n’est pas mon affaire de dire à ceux qui souhaitent une telle identité alternative comment la définir. C’est entière- ment leur affaire. Même la nostalgie est un sentiment légitime. Et une identité juive progressiste déployée contre la propagande sioniste jouera sans doute un rôle positif.
Mais je crois que l’identité de la diaspora juive laïque n’a pas d’avenir à long terme, car elle n’a pas de base objective. La situation des Juifs dans presque toutes les parties de la diaspora n’a absolument rien de comparable à celle d’Europe orientale en 1900, elle est bien plus avancée que celle reflétées dans les citations de Naquet, Wolf et Montefioris. Les Juifs ont les mêmes droits, sont bien intégrés dans leurs pays respectifs, parlent les langues de leurs compatriotes et n’ont aucune culture séparée. Il existe, bien entendu, de célèbres auteurs juifs, qui écrivent des romans « juifs », mais ils font partie de la culture générale de leurs communautés linguistiques, tout comme les romans anglais d’écrivains issus de l’immigration indienne. D’autre part, comme je l’ai signalé auparavant, l’identité juive laïque dans la diaspora tend à disparaître au bout de quelques générations.
Pour en revenir à l’identité nationale hébreuse, je crois qu’il est clair que, au vu de l’exposé antérieur, qu’une alternative positive au sionisme est très réelle – du moins potentiellement. Il existe une nation hébreuse et ceux qui nient ce fait souffrent de préjugés idéologiques. Certains affirment aussi qu’Israël est une nation oppressive non seulement du fait des circonstances actuelles, qui sont modifiables, mais aussi de manière inhérente ou inexorable. Je pense qu’ils sont un peu dans l’erreur. Ce n’est pas plus vrai que dans le cas de ses homologues étatsuniens ou australien.
Je crois qu’il est vital de reconnaître ce fait, vu qu’aucune éventuelle solution démocratique minimale au conflit israélo-palestinien ne sera possible si elle n’est pas acceptable pour une grande majorité – surtout dans la classe travailleuse – des deux groupes nationaux. Et une condition préalable pour cela est la reconnaissance de son existence nationale et de son droit à l’existence en condition d’égalité.
Ce qu’une nation trouve acceptable dépend bien entendu en grande mesure des circonstances objectives réelles. Dans les conditions actuelles, une solution favorable du conflit n’est pas possible, vu que l’équilibre des forces est de manière écrasante favorable à Israël. Autrement dit, ce qui serait acceptable pour une grande majorité des Hébreux serait bien en dessous de ce qui serait acceptable pour les masses palestiniennes. Mais, même en tenant compte du pouvoir écrasant d’Israël, et malgré la brutalité de ses tentatives afin d’imposer un résultat injuste aux Arabes palestiniens et à la nation arabe dont ils sont partie intégrante, elle incapable d’y parvenir. Les forts font ce qu’ils peuvent, mais les faibles résistent souvent tant qu’ils sont en vie. Seul un massacre total pourrait éliminer leur résistance.
Et même si les rapports de forces changeraient complètement – ce qui est un grand « si » - les masses hébreuses résisteraient jusqu’à la mort face à toute tentative de nier leur nationalité ou de les soumettre en tant que nation. Mais ce n’est pas là un résultat que les socialistes devraient défendre. J’ai défendu par ailleurs une solution socialiste au conflit qu’il n’est pas nécessaire de répéter ici [20]. Il suffit de dire qu’elle va au delà de l’étroite bande territoriale de la Palestine, par la promotion d’une révolution régionale qui renverse le sionisme et les régimes arabes oppressifs afin d’établir un Orient arabe socialiste dans lequel tant les groupes nationaux arabe palestinien qu’hébreu puissent atteindre un accord démocratique sur pied d’égalité.
Moshé Machover est un militant socialiste et antisioniste israélien de longue date. Il fut co-fondateur de l’Organisation Socialiste d’Israël (Matzpen). Il vit actuellement à Londres et est professeur émérite de philosophie au King College de l’Université de Londres.
Source :
http://www.israeli-occupation.org/2013-05-17/moshe-machover-zionist-myths-hebrew-versus-jewish-identity/
Traduction française pour Avanti4.be : G. Cluseret
Pour voir les notes: http://www.avanti4.be/debats-theorie-histoire/article/mythes-sionistes-hebreux-ou-juifs