Tunisie : lorsqu’une victime d’un viol se retrouve accusée
NB : des extraits tirés de la première partie de cette interview ont été publiés par l’hebdomadaire TEAN en date du 9 octobre 2012. http://www.europe-solidaire.org/spi...
Dans la nuit du 3 au 4 septembre 2012, une femme a été violée en Tunisie par deux policiers avec la complicité d’un troisième policier, qui a éloigné son compagnon et l’a racketté. Le Ministère de l’intérieur a immédiatement déclaré que la victime avait été surprise dans une « situation indécente », justifiant ainsi le crime commis. Un juge d’instruction l’a ensuite convoquée pour atteinte à la pudeur !
Où en est l’affaire du viol au niveau judiciaire ?
Ahlem Belhadj : Cette affaire est extrêmement symbolique de la violence envers les femmes, surtout en matière sexuelle. Ce viol honteux et inadmissible a été effectué par des flics qui étaient sensés protéger cette jeune femme, qui de victime, s’est retrouvée accusée pour « atteinte à la pudeur » !
Le message est clair : on veut faire comprendre aux femmes victimes de viol que si elles portent plainte, elles risquent de se retrouver elles-mêmes accusées.
Grâce au courage de cette femme et de son ami, ainsi qu’à une très grande mobilisation de la société civile, des associations de femmes et de simples citoyen-nes, le Président de la république s’est excusé officiellement au nom de l’Etat tunisien. Il a promis la possibilité que ce second procès soit classé. Mais ce n’est pas encore fait, et nous restons mobilisé-es.
Assiste-t-on à une augmentation du nombre de viols ?
Ahlem : De façon générale, les violences à l’égard des femmes sont beaucoup plus fréquentes. Mais il est difficile d’affirmer que les viols sont plus nombreux.
Les données recueillies au centre d’écoute des femmes victimes de violences de l’ATFD (Association tunisienne des femmes démocrates) ne nous permettent en effet pas d’avoir des chiffres, mais seulement une analyse qualitative.
Quelle est l’évolution dans le temps des violences envers les femmes ?
Ahlem : Une enquête réalisée en 2010 avait montré que 47,9 % des Tunisiennes avaient subi au moins une une forme de violence : morale, physique, économique ou sexuelle. D’après cette même étude, seulement 5 % ont eu recours à des autorités étatiques ou à des associations.
Pendant la révolution de début 2011, nous avons fait un rapport concernant les régions de l’intérieur, largement réprimées, ainsi que des grandes villes. Notre étude démontrait que les violences à l’égard des femmes étaient généralement sous-déclarées. Il s’agissait souvent de violences à connotation sexuelle.
A l’heure actuelle, des violences de ce type se font sentir de plus en plus. Elles sont légitimées par une campagne contre les droits des femmes au nom de la « moralité » et de la « protection des bonnes mœurs ». Il y a beaucoup de pressions sur les femmes concernant la façon de s’habiller, la possibilité de sortir, le choix des personnes qui les accompagnent, ou des endroits qu’elles fréquentent, etc. Plusieurs femmes ont été arrêtées parce qu’elles étaient dehors tard dans la nuit, ou qu’elles elles étaient avec un étranger ou que leurs vêtements étaient jugés indécents.
Ce genre de « campagne pour la protection des bonnes mœurs » avait déjà existé sous Ben Ali et Bourguiba. Mais cette fois-ci, cela se passe sous couvert de « moralité » et de « comportement conforme à la religion », et plusieurs groupes religieux extrêmistes ont pris le relais. Ils sont encouragés par l’attitude des institutions en place. De nombreuses femmes ont été intimidées sur le lieu de travail, dans la rue ou dans les familles.
On a le sentiment que la violence est de plus en plus présente, et surtout qu’elle est légitimée par cette « campagne de moralité », et c’est cela qui nous inquiète.
Quelle est la responsabilié d’Ennahda et de son gouvernement dans cette situation ?
Ahlem : Sa responsabilité est double :
Premièrement, les institutions qui devraient protéger les femmes ne jouent pas leur rôle. C’est par exemple le cas de la police, des hôpitaux, etc. Il y a également l’absence de structures d’accompagnement des femmes lorsqu’elles sont victimes de violences.
S’y ajoute l’impunité de ceux qui agressent des femmes. Récemment, une pharmacienne a été chassée de la localité de 5 000 habitants où elle exerçait, par des salafistes et des personnes qui se sont associés à eux. Ceux-ci expliquaient qu’ils n’acceptaient pas qu’une femme travaille seule la nuit en compagnie d’un homme. La justice n’est pas intervenue. Il ne s’agit là que d’un exemple, mais il y en a beaucoup d’autres.
Ennahda porte la responsabilité de tout cela : quand on ne fait rien, on encourage ce type d’agissements. Mais j’irais plus loin, je pense qu’il s’agit là d’un projet d’Ennahda, comme le prouvent les propos de Ghannoucchi, le leader historique d’Ennahda, lorsqu’il dit que son mouvement ne veut pas changer la situation par en haut, mais par en bas.
Que penser des déclarations du Premier ministre tunisien à Bruxelles ? Tient-il les mêmes propos en Tunisie ?
Ahlem : En ce qui concerne les faits, le Premier ministre est très mal à l’aise et tient les mêmes propos à Bruxelles et à Tunis : il ne pouvait pas faire autrement que confirmer que les policiers ont été arrêtés et qu’ils seront condamnés.
Mais il n’a rien dit, au sujet de la plainte déposée contre la jeune femme pour « attentat à la pudeur ». Ce que nous voulons entendre, c’est une position claire sur la deuxième affaire où la jeune femme se retrouve accusée.
Pour nous, la gravité, au-delà de celle des faits, c’est le message qui est propagé : « si elle a a été violée, c’est qu’elle l’avait bien cherché, c’est parce que ce n’est pas une fille bien et qu’elle elle le mérite quelque part ». Et d’ailleurs, avant même de saisir le Parquet, le porte-parole du ministère de l’Intérieur avait commencé par déclarer avec insistance que les faits avaient eu lieu à 1h du matin, et qu’elle était dans une « situation immorale ».
Sur d’autres affaires semblables, les déclarations publiques d’Ennahda sont fréquemment du même type : ne pas s’opposer à des sanctions contre des faits prouvés, mais mobiliser l’opinion publique pour transformer les victimes en accusées.
Face à Ennhadha, que penser de ceux qui proposent un vaste front allant des anciens bourguibistes et bénalistes jusqu’à la gauche ?
Ahlem : Plusieurs problèmes se posent avec Ennahda. Il y a d’une part ceux concernant la démocratie et les libertés, mais il y a aussi les problèmes économiques et sociaux, et c’est cela le fond.
Si la Tunisie va aussi mal, c’est non seulement parce qu’aucune aucune réponse n’a été apportée aux revendications des couches sociales les plus défavorisées et des couches moyennes, mais qu’au contraire leur situation s’est dégradée avec la politique des néo-libéraux d’Ennahda. On assiste à l’augmentation du nombre de chômeurs, qui sont peut-être aujourd’hui 1 million, ainsi qu’à une hausse importante des prix. La vie quotidienne est de plus en plus difficile. Dans différentes régions et secteurs, les gens bougent énormément. Pour cette raison, vouloir réaliser ce type de front contre Ennahda, sans tenir compte de l’aspect économique est un mauvais choix.
Que penser de la présentation d’Ennahda comme d’un « islamisme modéré » ?
Ahlem : Je ne pense pas que cela soit vrai. Nous contestons cette notion même. Ennahda est un mouvement très hétérogène dans lequel se cotoyent extrémistes et modérés. Certes, certains de ses membres sont modérés, mais le projet lui-même n’est pas modéré. Ennahda refuse, par exemple, d’inscrire dans le préambule de la Constitution la référence à l’universel en ce qui concerne les droits humains. Il s’agit d’un message très fort. C’est un repli identitaire religieux qui est très inquiétant, et tous les élus d’Ennahda ont voté cela.
La Tunisie se dirige-t-elle, d’après toi, vers une dictature théocratique à l’iranienne ?
Ahlem : En cas de contre-révolution, le risque serait celui-là. Mais je suis plus optimiste. En effet, le mouvement social est extrêmement important, et nous avons une société réellement en mouvement. Il existe un processus qui a été déclenché bien avant le 14 janvier, et qui est toujours en cours. La preuve en est ce qui se passe de façon quotidienne. Chaque jour, on compte en effet des dizaines sinon des vingtaines ou même davantage de mouvements sociaux qui touchent tous les secteurs : les salariés, les journalistes, les avocats, les féministes, etc.
Il existe vraiment un réveil citoyen très important, un mouvement social en profondeur qui bouge beaucoup. Rien n’est encore gagné, ni dans un sens, ni dans un autre.
Ce qui est certain, c’est la nécessité de réponses concernant les attentes des Tunisien-nes, et Ennahda est incapable de les apporter. Pour cette raison, soit Ennahda va essayer d’imposer une dictature, soit le mouvement va le dépasser. Tout reste ouvert en ce moment, car la mobilisation est aujourd’hui très importante. Reste le facteur international, car la Tunisie n’est pas un pays isolé du reste du monde.
En d’autres termes, la révolution continue, c’est une révolution permanente !
Autres entretiens avec Ahlem Belhadj :
« Un gouvernement dans la continuité… mais capable de reprendre l’initiative » (mars-avril 2011) Inprecor n°571-572 www.inprecor.fr http://orta.dynalias.org/inprecor/a...
« Redynamiser le mouvement tunisien » (28 juillet 2011) www.npa2009.org/content/redy...
« La lutte contre l’exploitation des femmes peut être un moteur de changement social global » (janvier 2012) rubrique « international » de www.solidaires.org http://orta.dynalias.org/solidint/d...
Nombreux articles sur le site d’ESSF www.europe-solidaire.org/spi...
* Médecin hospitalier membre de l’UGTT, Ahlem Belhadj est surtout connue comme présidente de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD). Ahlem est simultanément militante trotskyte depuis des années et actuellement membre de la LGO (Ligue de la gauche ouvrière), une des organisations constitutive du « Front populaire pour la réalisation des objectifs de la révolution » qui regroupe notamment l’ensemble des organisations de la gauche radicale et nationaliste arabe. Ahlem était intervenue au congrès de fondation du NPA et à l’Université d’été du NPA en août 2011.