Palestine: Réflexions (2)

Publié le par revolution arabe

II. L’autorité palestinienne « version Fayyad »

Un plan « Silence contre nourriture »


Le renforcement de l’emprise israélienne sur les territoires palestiniens ne peut être comprise si l’on ne s’arrête pas sur le rôle joué par l’Autorité palestinienne de Ramallah, dirigée par le Président Mahmoud Abbas et le Premier ministre Salam Fayyad.


En juin 2007, suite à l’échec de la tentative de coup d’État conduite à Gaza par le député du Fatah Mohammad Dahlan (8), le Président Abu Mazen décrétait l’état d’urgence et nommait, en lieu et place du gouvernement dominé par le Hamas, un nouveau cabinet dirigé par Salam Fayyad. La liste de ce dernier n’avait pourtant obtenu que 2 sièges sur 132 lors des élections législatives de janvier 2006. Mais Fayyad, ancien haut fonctionnaire à la Banque mondiale et au Fonds monétaire international, était le Premier ministre voulu par les États-Unis et l’Union Européenne. Le chantage aux aides financières, suspendues depuis l’élection du Hamas, a eu raison des timides réserves d’Abu Mazen quant à ce « choix ».


Fayyad est donc entré en fonction à la mi-juin 2007 et a entrepris de conduire une série de réformes dans les terri-toires palestiniens de Cisjordanie. Trois ans plus tard, il est assez aisé de comprendre quel est le rôle qui a été assi- gné à Fayyad : désarmer la résistance et déplacer le centre de gravité de la question palestinienne du politique vers l’économique, en normalisant les relations avec Israël. Il s’est agi d’imposer ce que j’appelle un plan « silence contre nourriture » (9), dont l’objectif est de stabiliser les territoires de Cisjordanie en tentant d’améliorer sensiblement les conditions de vie d’une partie de la population et en réprimant les opposants sans pour autant satisfaire les revendications nationales des Palestiniens.


La « paix économique » (10) ?


L’année 2007 semble avoir marqué un changement dans la gestion de la question palestinienne. La rhétorique de la « paix économique » entre Israël et les Palestiniens domine, tant chez Tony Blair (envoyé spécial du « Quartet pour le Proche-Orient ») que chez Salam Fayyad (Premier ministre palestinien) et ses homologues israéliens (Ehud Olmert puis Benyamin Netanyahu).


La philosophie générale de la doctrine de la « paix économique » est la suivante : le préalable à tout règlement négocié du conflit entre Israël et les Palestiniens est une amélioration significative des conditions économiques dans lesquelles évoluent ces derniers ; la priorité doit donc être mise sur des mesures israéliennes permettant un meilleur développement économique dans les territoires palestiniens et sur un renforcement du soutien des pays donateurs à l’économie palestinienne.


La doctrine de la « paix économique » participe d’un changement de paradigme dans la gestion de la question palestinienne : il s’agit de considérer les Palestiniens comme des individus cherchant à satisfaire des besoins et non comme un peuple revendiquant des droits nationaux collectifs. Pour Fayyad et ses soutiens étrangers, il s’est agi non pas tant de rompre avec la « politique économique » de l’AP durant les années Oslo que de la mettre en avant, de la promouvoir et même de la survaloriser, en la présentant comme étant la clé de tout règlement postérieur du conflit opposant Israël aux Palestiniens.


Rompant avec certaines pratiques antérieures, le gouvernement Fayyad a de toute évidence « clarifié » les comptes de l’AP et mis un coup d’arrêt à certaines pratiques clientélistes. Mais les logiques à l’œuvre depuis Oslo se sont néanmoins poursuivies. La « nouvelle politique économique » de Fayyad ressemble beaucoup à celle de l’AP des années 1990-2000 : faveurs accordées aux investissements étrangers au détriment des entrepreneurs locaux (avec notamment des exonérations d’impôts), développement des secteurs les plus rentables (commerces, appartements et hôtels de luxe à Ramallah, nouvelles lignes de téléphonie mobile…) et priorité renforcée, dans le budget de l’AP, au secteur de la Sécurité : pour l’exercice 2008-2009, le programme « Transformation et réforme du secteur de la sécu- rité » possédait un budget équivalent aux budgets cumulés des programmes « accès à l’Éducation » et « amélioration de la qualité des services de santé » (en chiffre bruts, de décembre 2008 à juin 2009, 1 325 postes ont été créés dans la Sécurité et 94 postes supprimés dans la Santé) (11).


La croissance économique palestinienne annoncée en 2009 est, si l’on analyse de près les données disponibles, un trompe-l’œil. Derrière les chiffres apparemment flatteurs (+6,8 %) se dissimulent de nombreuses disparités qui s’ins- crivent dans les logiques énoncées plus haut : les secteurs qui tirent la croissance à la hausse sont la construction (+22 %) et les emplois de services (+11 %), alors que la production industrielle augmente faiblement et que la produc- tion agricole est en baisse ; les montants investis dans les projets de développement économique (400 millions de dollars) sont très inférieurs à ce qui avait été prévu par le gouvernement Fayyad (1,2 milliards de dollars) ; les dis- parités entre enclaves économiques sont importantes, notamment entre la Cisjordanie et Gaza, mais aussi entre quelques villes dynamiques (Ramallah, Bethléem) et le reste de la Cisjordanie ; Israël contrôle toujours sévèrement les importations et les exportations palestiniennes ; qui plus est, le déficit budgétaire est considérable (1,59 milliards de dollars, soit 26 % du PNB) et maintient l’AP dans une dépendance économique totale vis-à-vis des pays donateurs ; enfin, même si le chômage est en baisse en Cisjordanie, entre la moitié et les deux-tiers des foyers palestiniens vivent aujourd’hui sous le seuil de pauvreté (12).


L’apparente prospérité actuelle ne correspond pas à une émancipation économique réelle vis-à-vis d’Israël ou des pays donateurs. L’économie palestinienne demeure une économie subordonnée et dépendante des décisions israéliennes, des exigences des bailleurs de fonds et des projets d’investisseurs qui, prenant au mot le slogan de la Palestine Investment Conference organisée en 2008 avec le soutien du gouvernement Fayyad — « You can do business in Palestine » (13) — développent une forme « d’économie-casino » : peu préoccupés par un développement réel, local et à long terme, ils espèrent remporter rapidement beaucoup plus que leur mise, tout en sachant que les risques de tout perdre sont très élevés. Tout indique en réalité que les thuriféraires de la « paix économique » apprendront tôt ou tard, à leurs dépens, que la population des territoires occupés n’est pas prête à monnayer ses droits contre une « embellie économique » relative, temporaire et structurellement artificielle, et qui ne bénéficie, en réalité, qu’à une minorité de la population. D’où le second volet de la politique de Fayyad : la répression.


La reconstruction de l’appareil sécuritaire (14)


Durant l’ère Arafat, le rôle ambigu des forces de sécurité (maintien de l’ordre et coopération avec Israël d’un côté, participation, à partir de septembre 2000, à des opérations armées contre Israël de l’autre), exprimait l’une des contradictions fondamentales du processus d’Oslo :


« Depuis les Accords d’Oslo et l’émergence de l’Autorité palestinienne (…), le dilemme stratégique palestinien fondamental a été celui de la réconciliation entre les revendications de libération nationale, de résistance à l’occupation et les pré-requis du state-building (…). L’Autorité palestinienne fait face à deux exigences contradictoires. On attend d’elle qu’elle impose la force de la loi, qu’elle empêche toute manifestation armée non-officielle. [Mais] dans le même temps (…) elle est sensée soutenir la cause nationale palestinienne, y compris le droit à la résistance » (15).


Avec le tandem Abbas-Fayyad, les ambigüités sont levées.

 

Les deux documents programmatiques élaborés par l’Autorité palestinienne à partir de juin 2007 sont à cet égard très éloquents. Le premier d’entre eux, le Palestinian Reform and Development Plan (PRDP) (16), a été présenté à Paris lors de la Conférence des pays donateurs en décembre 2007. Il a de toute évidence satisfait les pays occidentaux qui ont promis à Salam Fayyad une enveloppe de 7,7 milliards de dollars, alors que l’AP n’en réclamait « que » 5,6. Soit une rallonge de… 37,5 %. Plutôt rare. Dans sa version finale, le PRDP comporte 148 pages. Le mot « résistance » n’y apparaît pas une seule fois. Le mot « sécurité » revient à… 155 reprises.


Le second document programmatique date d’août 2009 et est intitulé « Palestine : en finir avec l’occupation, établir l’État » (17). Il est plus connu sous le nom de « Plan Fayyad ». Le Premier ministre y expose sa vision de la construction de l’État palestinien par une politique de « Facts on the ground » : il s’agit de construire les infrastructures du futur État malgré l’occupation, dans la perspective d’une déclaration d’indépendance en 2011. Fayyad opère donc un renversement majeur : c’est le processus de stade-building qui permettra de mettre un terme à l’occupation, et non la fin de l’occupation qui permettra de construire un État. Si l’on réalise, dans ce document, le même décompte que dans le PRDP, le résultat est quasiment le même : en 37 pages, il y a 38 occurrences du terme « sécurité » ; le mot « résistance » apparaît une fois, dans une phrase qui indique que le gouvernement apportera son soutien aux initiatives non-violentes contre la construction du mur.


L’équilibre général des deux documents est à l’image de ces éléments quantitatifs : Fayyad assume et revendique son statut de « technocrate », lui qui n’est pas issu du sérail de l’OLP ; aux côtés du « développement économique », la refonte des services de sécurité est l’une de ses deux priorités. « Le gouvernement mènera à son terme la restructuration des agences de sécurité (…). Il fournira un entraînement durable, des équipements et des infrastructures pour permettre au secteur de la sécurité d’améliorer ses performances. Afin d’atteindre les plus hauts standards professionnels, le gouvernement rendra responsables les agences de sécurité en promouvant la séparation des pouvoirs et en développement des mécanismes et des organes de supervision » (18).


La reconstruction de l’appareil de sécurité s’est faite selon 4 lignes directrices :


► Une réforme des services de sécurité, avec notamment le départ en retraite et le remplacement de plusieurs de leurs responsables par des individus réputés proches des États-Unis (ainsi, en 2008, Hazem Atallah est nommé responsable des forces de Police en Cisjordanie, à la place de Kamal Sheikh, membre du Fatah mais jugé trop conciliant à l’égard du Hamas).

► Un renforcement de ces services, qui passe par la formation, dans des camps d’entraînement en Jordanie, de milliers de nouvelles recrues, sous supervision états-unienne.

► De spectaculaires opérations de « rétablissement de l’ordre » au cours de l’année 2008, impliquant un nombre élevé de policiers et militaires, notamment à Naplouse, Jénine et Hébron.

► La multiplication des arrestations de membres ou de sympathisants du Hamas et, dans une moindre mesure, des organisations de gauche et des comités populaires.


C’est l’articulation de ces quatre points qui donne toute sa cohérence à la politique sécuritaire d’Abu Mazen et Salam Fayyad. La plupart des nouveaux responsables (nationaux et locaux) des services de sécurité n’ont pas de passé de dirigeants de l’Intifada ou dans les groupes armés du Fatah. Ce sont des « professionnels de la sécurité », particulièrement zélés, qui ne s’encombrent guère de considérations politiques. De même, les nouvelles recrues entraînées en Jordanie ont été choisies prioritairement parmi les couches les plus pauvres, les moins éduquées et les moins politisées de la population palestinienne, pas parmi les militants du Fatah. Ils sont plus enclins à obéir aux ordres, y compris lorsqu’il s’est agi de désarmer les membres du Hamas, du Jihad ou des Brigades al-Aqsa, issues du Fatah, avec qui ils n’ont pas de passé militant commun.


L’Autorité palestinienne a su exploiter la situation de chaos sécuritaire qui régnait dans certaines villes de Cisjor- danie depuis le démantèlement par Israël des forces de sécurité palestiniennes au cours des années 2002-2003. A Naplouse et Jénine, les bandes armées s’étaient multipliées, qui rançonnaient les commerçants, volaient des voitures ou offraient leurs services à qui avait besoin de mercenaires pour effectuer telle ou telle basse besogne. L’AP a affirmé que c’était uniquement pour mettre fin à cette situation chaotique que les opérations de « rétablissement de l’ordre » étaient menées. Le déploiement massif de centaines d’hommes armés a effectivement mis un terme aux activités des gangs.


Mais le désarmement des derniers groupes de résistants, second objectif de ces opérations coordonnées avec Israël et des conseillers états-uniens, n’est pas allé sans entraîner une série d’incidents : à Naplouse comme à Jénine, de violents affrontements ont opposé forces de sécurité et militants de Brigades al-Aqsa ou du Jihad. Il y a eu des blessés, des morts, y compris parmi les passants qui ont essuyé les tirs de jeunes recrues visiblement mal entraînées par les Jordaniens.


Ces incidents ont marqué la fin de la période, ouverte en octobre 2000, de résistance armée en Cisjordanie. Ils ont en effet été le dernier signe de refus, par les combattants eux-mêmes, de la politique de désarmement initiée par l’AP, qui a conduit plusieurs centaines de membres des Brigades al-Aqsa (dont, en 2008, 250 pour le seul district de Naplouse) à publiquement renoncer à la lutte armée en échange d’une amnistie de la part d’Israël, et des centaines de membres du Hamas à déposer les armes sous la pression des forces de sécurité. Il est difficile d’obtenir des estimations fiables tant les chiffres varient selon les sources, mais on peut cependant établir que ce sont près de 2000 membres ou sympathisants du Hamas qui sont passés par les prisons de l’AP au cours des deux dernières années.

Il est en outre important de signaler ici qu’il y a eu relativement peu d’incidents armés au cours des interpellations des militants du Hamas, contrairement à ce qui s’est passé avec le Jihad et parfois même les Brigades, ce qui semble confirmer que le Hamas a décidé d’éviter un affrontement avec l’AP en Cisjordanie et une inutile bataille pour des « zones autonomes » en réalité contrôlées par Israël. Le Hamas semble se contenter en réalité de « gérer » la Bande de Gaza (19).


En résumé, la reconstruction de l’appareil sécuritaire sous le gouvernement Fayyad est l’expression d’une nouvelle « phase » de l’Autorité palestinienne : les ambiguïtés qui existaient sous Arafat ont été définitivement levées : véritables supplétifs des forces d’occupation israéliennes, les services de sécurité palestiniens obtiennent même la reconnaissance des autorités coloniales. C’est le général états-unien Keith Dayton, grand architecte de la refonte des services de sécurité palestiniens, qui le dit :


« Je ne sais pas combien d’entre vous le savent, mais au cours de l’année et demie qui vient de s’écouler, les Pales- tiniens se sont engagés dans (…) ce qu’ils appellent des offensives de sécurité dans toute la Cisjordanie, étonnamment bien coordonnées avec l’armée israélienne, dans un effort sérieux et soutenu visant au retour de la loi et de l’ordre (…) et au rétablissement de l’autorité de l’Autorité palestinienne. Tout d’abord à Naplouse, puis à Jénine, Hébron et Bethléem, ils ont attiré l’attention de l’establishment militaire israélien grâce à leur dévouement, leur discipline, leur motivation et leurs résultats » (20).


C’est en tenant compte de l’ensemble de ces éléments qu’il est possible de s’interroger sur l’avenir du mouvement national. Dans la partie qui suit, il s’agira davantage d’avancer des hypothèses que d’apporter des réponses qui se voudraient prophétiques alors que c’est l’instabilité et l’incertitude qui caractérisent la période actuelle.

 

http://jeunes.npa2009.org/spip.php?article466

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