Tunisie : questions à trois dirigeants du Front populaire (essf)

Publié le par revolution arabe

front popu
 
  

Le 9 janvier 2014, le gouvernement dirigé par Ennahdha a fini par démissionner. Il a été remplacé fin janvier par le gouvernement Jomâa, dont les membres sont sensés ne dépendre d’aucun parti politique.
Divers propos récents de trois dirigeants nationaux du Front populaire ont été regroupés ci-dessous par thème :


* Jalloul Azzouna, porte-parole du PPLP, un petit parti appartenant à la tradition du socialiste tunisien Ahmed Ben Salah (1),
* Hamma Hammami, porte-parole du Front populaire (et dirigeant historique du PCOT devenu Parti des travailleurs) (2),
* Jilani Hammami, porte-parole actuel du Parti des travailleurs. (3)
Ce texte actualise et complète la transcription des propos tenus en France le 1er février par Riad Ben Fadehl et Fathi Chamkhi qui représentent respectivement Le Pôle et Raid-Attac à la direction du Front populaire.


La politique du gouvernement Medhi Jomâa rompt-elle avec l’ancienne, ou bien s’inscrit-elle dans sa continuité ?


Jalloul Azouna : Les différents gouvernements constitués depuis l’effondrement du régime de Ben Ali n’ont pas changé d’optique, les choix politiques et socio-économiques sont toujours les mêmes. Le FMI et la Banque mondiale ont, de tout temps, imposé un seul choix qui accentue la dépendance de la Tunisie et de son économie à l’égard du capital international et des sociétés multinationales. Le Ministre de l’économie et des finances et le chef de gouvernement viennent renforcer cette attitude en déclarant que le gouvernement tunisien actuel respectera les engagements antérieurs, à savoir l’application du diktat de la Banque mondiale. Nous savons tous quelle est la recette de cette dernière, qui a fait ses preuves depuis les années soixante-dix en Tunisie et ailleurs dans les pays du Tiers-monde, et qui n’a apporté que l’appauvrissement et la dépendance de ces différents Etats vis-à-vis du capital international. Certains politiciens tunisiens et les grandes puissances défendent les choix du libéralisme. Ils veulent faire de la Tunisie un marché économique ouvert aux produits des pays industrialisés et forts, voulant passer outre la volonté manifestée par les artisans du changement intervenu en Tunisie.


Quelle est l’alternative proposée par le Front populaire ?

Hamma Hammami : Au cours de la conférence nationale tenue à Sousse, les 1er et 2 juin, nous avons élaboré les grandes lignes du Front populaire en matière politique, économique, sociale, culturelle et même diplomatique.
Jalloul Azouna : Nous réclamons le rétablissement du rôle de l’Etat :

 

*dans la redistribution équitable des richesses et des revenus en vue de remédier au déséquilibre existant, à la fois entre les régions côtières et intérieures et entre les classes sociales.


*dans la sauvegarde de la souveraineté nationale que certains pouvoirs économiques et politiques étrangers veulent réduire à sa plus simple expression. Nous avons aussi proposé depuis des mois une autre approche de la dette contractée par les gouvernements de Ben Ali avec des somme faramineuses, et qui n’a jamais été utilisée à des fins utiles et dans l’intérêt public.


Hamma Hammami : Ces dernières semaines, nous avons présenté un projet de budget alternatif à celui adopté par la défunte Troïka.(4) Il ne s’agit pas d’un budget révolutionnaire, mais seulement de réformes à caractère national et social. Ce projet a eu un grand écho. Quant au gouvernement, il l’a reçu, mais n’a pas répondu. Il a salué l’initiative, mais n’a pas répondu pour la simple raison que l’actuel gouvernement, encore une fois, n’est pas prêt à faire un moratoire pour la dette ni à entamer un audit.


En plus de celà, d’après que nous avons compris et d’après ce qu’on voit, il n’est pas prêt à réviser le Code fiscal. Il faut savoir que l’économie parallèle représente actuellement presque 50 % du PIB. Cela se traduite par une perte énorme au niveau des recettes de l’Etat, c’est presque les deux-tiers du budget que l’Etat ne reçoit pas, parce que ces gens-là ne payent rien.


Nous avons aussi présenté des propositions concrètes pour comprimer les dépenses de l’Etat, parce qu’il y a un très grand gaspillage et une grande corruption au niveau de l’Administration.
Nous avons aussi présenté une proposition pour appeler à un emprunt national.
Dans ce projet de budget, nous avons également proposé 19 projets dont les études sont déjà prêtes. Il s’agit essentiellement de projets productifs qui n’ont jamais été entamés par le gouvernement.


Jaloul Azzouna : Donc, il existe d’autres choix que nous considérons comme salvateurs et comme des issues à la crise économique et sociale que traverse la Tunisie, et qui nous permettent de compter moins sur cet apport étranger qui ne permet pas à notre pays de se libérer. Bien au contraire, il ne fait qu’accentuer sa dépendance vis-a-vis du capital étranger.


Quelles sont les revendications politiques immédiates du Front populaire ?


Jaloul Azzouna : Presque rien de la « feuille de route »(5) n’a été appliqué. Nous exigeons donc :
* L’accélération du processus électoral, limité à 10 mois dont 2 sont déjà écoulés sans que rien ne soit fait ;
* La dissolution des milices dites Ligues de protection de la révolution ;
* L’élucidation de la vérité, toute la vérité, sur les assassinats de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi ;
* La révision de toutes les nominations partisanes, dont celle de cinq des gouverneurs nommés récemment qui sont des nahdhaouis.

Où en est le programme électoral du FP ?


Hamma Hammami : Nous sommes en train de l’élaborer, et ce sera une proposition que nous ferons aux autres forces révolutionnaires, démocratiques et progressistes. Ces forces sont des associations, beaucoup d’indépendants, ou des partis qui rejoignent le programme du FP, comme par exemple le Parti des paysans. Il s’agit de petits partis que l’on peut qualifier de progressistes, qui défendent le social et les objectifs de la révolution.
Notre proposition ne s’adresse pas à de partis comme Nidaa Tunes, Massar ou Joumouhri (parti Républicain), car ces partis défendent le libéralisme.


Quelles sont les alliances envisageables par le FP lors des prochaines élections ?


Jilani Hammami : Nous avons eu ces derniers temps beaucoup de discussions à ce sujet dans le Front. Elles ont donné lieu à beaucoup de commentaires à droite comme à gauche concernant les alliances électorales possibles. Il a donc fallu clarifier cette situation. Les discussions se sont soldées par un accord ferme au sein du FP : le Front populaire se présentera seul aux législatives, avec des listes indépendantes en tant que Front populaire. Cette décision a été prise il y a environ deux semaines.
Bien évidement, il y avait eu auparavant plusieurs propositions qui variaient entre entre :


* ceux qui voulaient que nous nous présentions seuls en tant que FP,
* ceux qui étaient partisans d’un élargissement maximal des alliances électorales.


La question a été bien discutée et aprofondie, et a débouché sur l’idée qu’il était de l’intérêt du Front populaire de se présenter seul aux élections avec des listes indépendantes.


Cela a posé la question de savoir si, en agissant ainsi, on ne prenait pas le risque de donner la possibilité à Ennahdha de profiter de la division entre les différentes forces dites « progressistes », « démocratiques » et même « libérales ». N’allions nous pas faire la même bêtise qu’en octobre 2011, et permettre ainsi à Ennahdha de gagner à nouveau ?


Mais nous nous sommes mis d’accord en partant des données actuelles de la situation politique : Ennahdha est profondément affaibli auprès des masses populaires, et en recul dans les sondages. Nous avons estimé que nous ne devions pas nous positionner face à une menace virtuelle, en ayant une recette préalable ne répondant pas exactement à la réalité. Nous avons donc tranché ce problème, et le FP se présentera donc avec ses listes indépendantes.


Il existe toutefois deux ou trois régions dans le sud où différentes composantes craignent que la liste ne soit peut-être pas compétitive. L’idée a alors été avancée que dans certaines régions des alliances plus larges pourraient être envisagées. Mais nous nous sommes mis d’accord que ce n’était pas le moment de prendre une telle décision. En effet, le FP est présent dans toutes les régions, et même dans la région de Tataouine, le Parti des travailleurs avait été capable de présenter une liste en 2011.  Il n’est pas question d’alliance avec Massar ou Nidaa Tounes. Nous avons par contre laissé la porte ouverte à des personnalités, des associations, des petits groupes d’accord avec la plate-forme du Front populaire. Mais les listes seront celles du Front populaire.


Le Front de salut national (FSN) (6) peut-il se transformer en front électoral ?


Jalloul Azzouna : C’est vrai que quelques composantes du FSN ont exprimé ce voeu, mais ce point de vue n’a pas été partagé par la plupart des 15 composantes du FSN.
Pour le Front populaire, il n’a jamais été question, ni hier, ni aujourd’hui, ni demain, de transformer le FSN en front électoral. Cela brouillerait les cartes et constituerait un revirement par rapport aux objectifs et idéaux fixés par la révolution auxquels nous demeurons fidèles. Nous resterons toujours au service des slogans scandés par les jeunes jusqu’à leur concrétisation.


Quel avenir pour le Front de salut national ?


Jilani Hammami : Un débat a eu lieu à ce sujet au sein du Front populaire.
Ce Front de salut avait été constitué le 26 juillet au lendemain matin de l’assassinat de Mohamed Brahmi sur une plate-forme reposant essentiellement sur deux points : l’éviction du gouvernement en place et la dissolution de l’ANC.
Nous considérons maintenant que le Front de salut a réalisé l’essentiel de ce pourquoi il avait été constitué, et qu’il n’a donc plus en principe de raison d’exister, du moins sur la même plate-forme.  Une réflexion a lieu à ce sujet pour savoir ce qu’il faut faire maintenant.  La dernière réunion de la direction du FSN remonte à trois semaines. Le point d’accord entre les partis présents du FP et de l’UDT était de reformuler la plate-forme, et si nécessaire de changer de nom.
En attendant, il a été décidé de continuer à travailler en commun sur les points de la feuille de route issue de l’Initiative de l’UGTT du 29 juillet et qui a été finalisée en septembre. Tout le monde a intérêt a réunir toutes les forces pour y parvenir.


Hamma Hamami : En résumé, si nous nous sommes rencontrés dans le cadre du Front du Salut c’est surtout autour de tâches démocratiques. Et si aujourd’hui il nous reste des choses a faire ensemble d’ici les élections ce sera toujours dans le même cadre démocratique.


Qui sera le candidat du Front populaire aux élections présidentielles ?


Jalloul Azzouna : Officiellement, la question n’a jamais été débattue au niveau des secrétaires généraux du FP. Mais nous nous sommes mis d’accord sur la présentation de listes communes pour les législatives et la présentation d’un seul candidat pour l’élection présidentielles. Jusqu’à présent, Hamma Hammami n’a pas présenté sa candidature pour être notre candidat unique. Toutefois, plusieurs composantes du FP comme le PPDU, le PPLP et Ettalia (baathistes) ont proposé son nom.


Jilani Hammami : En ce qui le concerne, le Parti des travailleurs préfère s’exprimer le dernier à ce sujet.


Notes :


1. Extraits de l’interview de Jalloul Azzouna par Faouzi Ksibi, parue le 6 avril dans le quotidien tunisien Le Temps.
2. Propos recueillis à Tunis le 11 avril 2014 par Alain Baron.
3. Propos recueillis à Tunis le 10 avril 2014 par Alain Baron.
4. Le 29 décembre 2013, le gouvernement de la Troïka dirigée par Ennahdha avait fait adopter une loi de finances agravant notablement la politique néo-libérale. Celle-ci comportait de graves mesures d’austérité qui ont entraîné une révolte populaire massive du 7 au 9 janvier 2014. Celle-ci a contraint le gouvernement Ennahdha à démissionner.
5. La « feuille de route » est la liste des mesures que le gouvernement ayant succédé en janvier 2014 à celui d’Ennahdha a pour mandat d’appliquer avant fin 2014.

6. Le Front de salut national avait été constitué au lendemain de l’assassinat de Mohamed Brahmi. Il regroupait notamment des partis appartenant au Front populaire et à l’Union pour la Tunisie (dont Nidaa Tunes et Massar).


22 avril 2014

Publié dans Tunisie

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article